J'ai peur que ce soit la dernière fois

On parle toujours de la première fois. De la première fois qu'on conduit. De la première fois qu'on fait l'amour. De la première fois qu'on vire une brosse.
Mais jamais de la dernière fois. Parce que sur le coup, bien souvent, on ne le sait juste pas, que ce sera fini après ça.
Si je vous parle de ça, c’est parce que Noël approche et comme la plupart d'entre vous, je passe ça en famille. Et dans cette famille, il y a le patriarche, Omer, qui a l'âge respectable de 95 ans et encore tout son dentier.
Il serait illusoire de croire que ça n'achève pas.
Il me bat peut-être encore au bras de fer (pas de farce), mais il commence à en perdre de petits bouts. Mais comment lui en vouloir? Quand son père Armand a coupé le cordon, en 1922, le Canadien n’avait gagné qu’une seule coupe Stanley.
Ma grand-mère, elle, elle a 80 ans. Une petite jeunesse, comparée à lui. Elle en a encore pour un bon bout. Je ne m'inquiète pas trop pour elle. Mais une chance qu'elle est là pour prendre soin de lui.
Quand j'étais petit, mon grand-père était déjà vieux. Si vieux qu'on avait même placé dans ma bibliothèque un livre qui expliquait le deuil aux enfants. Il a battu les espérances de tout le monde.
Mais ça, être vieux, ça ne l'a pas empêché de m'apprendre à pédaler et à patiner (bon, j'aurais besoin d'encore un peu de pratique, mais ça, c'est une autre histoire) avec ses vieux patins en cuir brun comme dans les films. Il y avait juste lui d'assez patient pour me montrer ça. Après tout, c’est un ancien professeur. Qui de mieux pour m’apprendre quelque chose?
Quand j'étais jeune, il nous parlait tout le temps du bridge. Il m'avait promis qu'il allait me l'enseigner quand je serais assez grand. Tristement, le temps que je vieillisse, lui aussi a vieilli. Au point de ne plus être capable d'y jouer.
Mes grands-parents, je les visite une fois par semaine. Ou aux deux semaines. Ce n'est pas assez souvent à mes yeux, et encore moins aux leurs.
Depuis presque 10 ans, ils demeurent en résidence. Chaque fois que je repars de là, j'ai peur. J'ai peur que ce soit la dernière fois que je vois mon grand-père.
Peur que ce soit la dernière fois qu'on mange de la crème glacée ensemble. Peur que ce soit la dernière fois qu'on partage un Pepsi. Peur que ce soit la dernière fois qu'il me demande qui je suis.
Mon jugement est, oui, teinté de nostalgie, mais aussi de réalisme. Parce qu’on ne se fera pas de cachette, je sais que, même s’il n’est pas malade, chaque visite peut être la dernière.
Et pourtant, le jour où la mort viendra le chercher, on réagira tous comme si on ne s'y attendait pas.